LVMH offre un cadeau au Musée d’Orsay: Incitation fiscale ou geste généreux?

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Par : Pierre Dupont

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En janvier 2023, le Musée d’Orsay à Paris a fait l’acquisition de La Partie de bateau, une peinture de 1877 par Gustave Caillebotte (1848-1894), reconnue comme une œuvre majeure de l’impressionnisme pour son traitement audacieux et dynamique, ainsi que pour la légèreté de son sujet.

Cependant, cette œuvre n’a pas toujours été considérée ainsi. En réalité, La Partie de bateau fut longtemps vue comme mineure dans l’histoire de la peinture, à l’instar de beaucoup d’autres travaux de Caillebotte. L’artiste était tombé en désuétude avant sa mort, principalement en raison des sujets démodés qu’il abordait, tels que le travail manuel ou l’oisiveté.

Les toiles de Caillebotte suscitent désormais l’intérêt des musées et des collectionneurs fortunés, à tel point que les prix s’envolent et inquiètent les institutions. En 2021, le Musée Getty de Los Angeles a acquis le Jeune homme à sa fenêtre pour 53 millions de dollars, battant le précédent record du peintre de 22 millions de dollars pour le Chemin montant lors d’une vente aux enchères de Christie’s en 2019.

Le prix de La Partie de bateau a atteint 43 millions d’euros. Lors de sa mise en vente, le ministère de la culture français a décidé de la classer comme trésor national en reconnaissance de son caractère exceptionnel. Cependant, le ministère n’a pas réussi à débloquer les fonds nécessaires pour l’achat du tableau. Il a également interdit son exportation hors du pays pendant 30 mois, lançant un compte à rebours pour conserver la toile en France.

Ce prix dépasse largement le budget d’acquisition du Musée d’Orsay, qui est d’environ 3 millions d’euros par an. Pour éviter que l’œuvre de Caillebotte ne retombe entre des mains privées, comme cela avait été le cas depuis le décès du dernier descendant du peintre, un appel aux mécènes a été lancé avec un incitatif attrayant : une déduction fiscale de 90 % du coût du tableau.

Déjà mécène du Musée d’Orsay, le groupe de luxe Louis Vuitton Moët Hennessy (LVMH) – dont Bernard Arnault est l’actionnaire principal – a saisi l’opportunité. Fidèle à son habitude, l’acquisition n’a pas été faite discrètement, le groupe ayant publié un communiqué de presse inspiré, qui figurera plus tard dans une dépêche de l’AFP. C’est cette dernière qui est reprise dans la presse, sans aucune mention du cadeau du gouvernement français à LVMH.

Le fait qu’un groupe privé utilise l’achat d’une peinture d’une collection publique à des fins de relations publiques est en soi discutable. Mais le véritable problème réside ailleurs : c’est le contribuable qui finance la campagne de communication de LVMH – à hauteur de 90 %, grâce à l’avantage fiscal. Pour l’entreprise, le coût est minime, et l’opération renforce son image de « bienfaiteur culturel », tout en permettant potentiellement au groupe privé d’exercer une influence diffuse au sein du musée. En effet, les dons génèrent souvent un sentiment implicite de dette.

La Fondation Louis Vuitton, un ‘cadeau à la France’ ?

L’achat de la peinture de Caillebotte est une initiative typique du groupe LVMH. Ces dons sont-ils désintéressés ? On pourrait se le demander, non seulement au vu de l’ampleur de cette déduction fiscale spécifique, mais aussi de la fréquence à laquelle Arnault bénéficie d’un taux d’imposition bas de 14 % – et d’une faible surveillance médiatique. Certains ont ouvertement questionné la générosité du mécénat réalisé par ce géant du luxe, qui réalise un chiffre d’affaires annuel de 80 milliards d’euros.

En 2014, par exemple, lors de la construction de la Fondation Louis Vuitton à Paris, LVMH a pu réduire les coûts de construction de 60 % en les déduisant de ses impôts grâce à la loi Aillagon de 2003 sur le mécénat. Cela représente un rabais fiscal de 518 millions d’euros. Cette année-là, le coût de la fondation (« un cadeau à la France », selon Arnault) représentait à lui seul 8 % des réductions fiscales du pays, obligeant le parlement français à imposer pour la première fois des limites à cette loi.

Lorsque, à la suite de l’incendie de Notre Dame de Paris en 2019, LVMH s’est engagé à verser des millions pour restaurer la cathédrale tout en soulignant qu’il ne bénéficierait pas de la loi, ce n’était guère par générosité. Tout simplement, le plafond de don de la firme avait été largement atteint.

Surtout, Arnault voulait que son don de 200 millions d’euros pour la cathédrale éclipse celui de 100 millions d’euros de son éternel rival, Kering, le deuxième plus grand groupe de biens de luxe au monde fondé par François Pinault.

Pris à son propre piège, LVMH n’avait d’autre choix que de doubler la mise et, bien sûr, de communiquer largement sur l’opération. Cela a attiré beaucoup de critiques, ce qui a sorti Arnault de sa réserve habituelle : s’adressant à la caméra lors d’une réunion avec des actionnaires, il s’est défendu en arguant que dans certains pays, il serait félicité plutôt que critiqué pour un tel acte.

La Partie de bateau en tournée dans les musées français

Pour célébrer son arrivée dans les collections publiques, La Partie de bateau entame une tournée de rock-star. Elle est exposée successivement d’un musée à l’autre (une pratique inhabituelle) afin de la présenter à un public aussi large que possible : d’abord au Musée des Beaux-Arts de Lyon, puis à Marseille et enfin à Nantes. Des cerveaux ingénieux ont alors eu l’idée singulière de transporter le tableau en bateau de ville en ville, le poussant le long des canaux et rivières du pays. Après tout, c’est un voyage en bateau, alors quoi de mieux que de l’emmener en balade nautique ?

C’est une chose qui n’est jamais faite. Pour des raisons simples de temps, de coût et de sécurité, les tableaux sont toujours transportés dans leurs caisses, par camion et avion, sous l’œil vigilant des convoyeurs afin de minimiser les risques de transit. L’idée de transporter une peinture exceptionnellement coûteuse à travers le pays plusieurs fois par un moyen de transport lent (cela aurait pris plusieurs semaines) et potentiellement submersible soulève la question du risque capital par rapport à la métaphore plutôt terne.

Plus étrangement encore, la caisse en question devait être décorée d’un motif particulier pour cette tournée – un détail qui éclaire la logique à l’œuvre en coulisses du mécénat.

Chef-d’œuvre dans un coffre de luxe

À partir d’une certaine valeur d’assurance, une œuvre d’art est stockée et transportée dans une caisse en bois qui la protège. Étanche, isolée, vernie : il existe des caisses pour tous les usages, fabriquées sur mesure ou disponibles à la location. En général, il y a peu de fantaisie dans leur apparence ; au contraire, elles doivent rester discrètes, voire anonymes. Certains musées, notamment ceux qui prêtent beaucoup d’œuvres, font peindre ces caisses dans des couleurs spécifiques afin qu’elles puissent être facilement identifiées dans leurs salles de stockage surchargées.

Dans le cas de La Partie de bateau, la caisse devait être spécialement conçue pour protéger la star du monde artistique lors de son périlleux voyage aquatique. Louis Vuitton aurait proposé de transporter la peinture dans l’une de ses célèbres malles au prix exorbitant, sécurisant ainsi une publicité prestigieuse en plus de la couverture médiatique déjà générée par l’acquisition de l’œuvre.

Au final, les conservateurs du musée ont opté pour la rapidité et ont envoyé le tableau dans une caisse. Mais il y a eu d’autres instances où LVMH a eu le dernier mot. En 2018, par exemple, La Laitière de Johannes Vermeer a quitté le Rijksmuseum pour le Musée Royal Ueno à Tokyo dans une malle Louis Vuitton.

La malle transportait une œuvre qui n’appartenait pas au fabricant de malles, mais peu importe. Coïncidence ? Encore une fois, on pourrait être pardonné de le douter, étant donné qu’il s’agit d’un groupe qui n’hésite jamais à mélanger publicité et mécénat, brouillant délibérément les frontières en frôlant les limites de la loi, mais pas celles du ridicule.


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